Sylvain Frérot
Transmettre et réinventer

Quelle est la place du dispositif du Trait du cas dans la formation du psychanalyste et la transmission de la psychanalyse ?

Je vous propose de partir de cette question et de deux formulations qui spécifient la position de l’analyste et me servent de boussole. La première est d’Octave Mannoni dans le texte L’analyse originelle : « Ce n’est pas seulement parce qu’elle est praxis et théorie que la psychanalyse s’en tient à un mode particulier de transmission. Il y a à cela des raisons plus profondes, en particulier qu’elle n’est pas constituée simplement par un savoir, encore moins par une technique, et qu’elle a pour objet propre le rapport que le savoir entretient avec l’inconscient ».

La seconde est de Lacan dans la proposition de 67 sur le psychanalyste de l’École : « Le désir du psychanalyste, c'est son énonciation, laquelle ne saurait s'opérer qu'à ce qu'il y vienne en position de l'x ».
Lacan nous a permis en effet de déplacer la question du contre-transfert vers ce qu’il nomme le désir de l’analyste en tant que pivot du transfert.

Pour ce qui est de la formation du psychanalyste et de la transmission de la psychanalyse, cette question me semble-il-il vient en résonance avec celle de la cause, selon qu’elle renvoie à l’objet foncièrement perdu ou à l’inverse à un idéal narcissique et d’unification.

Comme le souligne M. Safouan, il n’est pas rare qu’un sujet fut-il analyste ait à choisir entre son désir et son narcissisme.

Mais revenons sur cette formulation : le désir de l’analyste c’est son énonciation. Elle renvoie à un point d’impossible, et d’abord l’impossible à définir une identité analyste, il s’agit plutôt d’une fonction. Dire qu’il y a eu de l’analyste ou de l’analyse ne peut se faire que dans l’après coup de l’acte, des effets qu’il produit.

Alors comment ne pas recouvrir cet impossible ?
Impossible qui est aussi celui d’une transmission par les voies d’un savoir constitué, qui amène Lacan à dire : « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il soit forcé – de réinventer la psychanalyse. » (J. Lacan, Conclusion des journées sur la transmission, le 7 septembre 1978).
Mais est-ce si ennuyeux que cela, en tout cas, il faut bien que chaque psychanalyste soit forcé de réinventer…

Et bien cette nécessité de réinventer la psychanalyse, il me semble que c’est ce dont prend acte le dispositif du trait du cas, dans ce qu’il met en jeu pour l’analyste qui s’y engage. À partir de mon expérience, j’en reprendrai ici quelques principes et quelques lignes directrices non sans remarquer ce que l’élaboration de ce dispositif fait entendre de l’après coup de l’expérience de Claude Dumézil au sein de l’École Freudienne de Paris, en particulier de son expérience de la passe, et de son travail avec Lacan.

« La clinique, c’est aussi ce qui doit permettre d’interroger le psychanalyste, et de le presser de déclarer ses raisons » cette formulation de Lacan revient à plusieurs reprises dans les textes de C. Dumézil. Cette interrogation est mise au travail dans les séminaires du Trait du cas à partir de la pratique de chacun des participants, interrogation qui concerne me semble-t-il le désir d’analyste.

Je cite C. Dumézil dans la présentation du dispositif : « Plus que le bon déroulement d’une cure, ce sont les moyens de déjouer les résistances de l’analyste qui sont l’objet de notre travail avec ce signifiant lacanien trait du cas. Le cas, c’est aussi bien le psychanalyste ou l’ensemble que forment le psychanalyste et le patient. »

Notre pratique, le réel de notre clinique nous divise et c’est à partir de cette division que la fonction analyste opère dans la cure, division qui met en jeu l’objet en tant que foncièrement perdu, en tant que manquant, même si c’est comme semblant qu’il est demandé dans le transfert par l’analysant à un sujet supposé savoir. La fonction du dispositif du trait du cas, en interrogeant certains points de butée que rencontre l’analyste, est de remettre en jeu cette division que la clinique convoque, remise en jeu dans le travail du séminaire et dans les déplacements que sont le travail en cartel et la séance publique en tant que différents lieux possibles d’énonciation.

« Si bien analysé, si bien formé soit-il, ajoute C. Dumézil, l’analyste n’en demeure pas moins un homme ou une femme qui est vivant, qui parle, même s’il reste silencieux ça parle en lui et donc son inconscient est à l’œuvre dans la conduite de la cure. Le trait du cas ouvre un lieu où un analyste puisse parler de son inconscient d’analyste en fonction, et il permet à d’autres d’entendre cela en le découvrant lui-même. »
En le découvrant lui-même, ainsi ce qui s’y expose c’est la clinique du psychanalyste dans l’équivoque de cette formulation.

Voilà donc quelques questions que le dispositif soutient : comment l’analyste, l’inconscient du psychanalyste est remis au travail dans sa confrontation au réel de la clinique qui le divise ? Qu’est ce qui fait obstacle à ce qu’il y ait de l’analyse ? Je reprends là une formulation de Bernard Brémond, questionnement qui fait relance dans le dispositif du trait du cas.

Quand j’ai commencé cette expérience dans un séminaire, il y a eu cet effet de surprise d’entendre tel analyste reconnu, expérimenté, renommé, s’autoriser à parler d’une cure dans une position analysante.
J’ai saisi à ce moment la particularité de ce dispositif ; les modalités de travail, la mise transférentielle sont différentes d’un travail de contrôle.

Je cite à nouveau Lacan dans le séminaire XI à propos de la direction de la cure : « L’opération et la manœuvre du transfert sont à régler d’une façon qui maintienne la distance entre le point d’où le sujet se voit aimable (en grand I) et cet autre point où le sujet se voit causé comme manque par l’objet a »

C’est cette distance, cet écart qui permet une séparation de l’objet de la pulsion, c’est à dire la chute d’une identification imaginaire du sujet à l’objet pour autant qu’il en fait la réponse au manque de l’Autre, chute de cette identification qui renvoie à celle du sujet supposé savoir, à condition que l’analyste supporte d’être réduit au signifiant quelconque.

Lacan donne ici un axe pour conceptualiser le mouvement et le parcours de la cure ; il nous indique également en quoi le désir de l’analyste est le pivot du transfert en tant que la fonction analyste est de soutenir cet écart, cette disjonction.

Mais l’analyste dans sa pratique n’est jamais à l’abri d’un point de butée, d’une impasse, de préjugés théoriques qui l’empêchent d’entendre, d’une identification idéalisante.

La visée du dispositif est de relancer le travail analysant c’est-à-dire le jeu du signifiant, de prendre acte de cet enjeu qui définit l’analyste non comme une identité particulière mais comme une fonction et la formation du psychanalyste du côté des formations de l’inconscient. À partir du dire de chaque participant, il a pour effet de produire des écarts, des déplacements qui remettent en mouvement le travail analysant, le transfert analysant (à distinguer de l’amour de transfert). Et cette relance n’est pas sans effets à commencer par l’effet de surprise de la rencontre de certains signifiants de l’analysant avec ceux de l’analyste qui trouve un lieu pour se faire entendre et s’élaborer.

Autre principe dont le trait du cas prend acte, c’est ce qu’on peut appeler la recommandation de Freud de laisser de côté le savoir déjà acquis, et ce à chaque nouveau patient, recommandation reprise par Lacan en ces termes : « le non savoir n’est pas de modestie, ce qui est encore se situer par rapport à soi, il est proprement la production « en réserve » de la structure du seul savoir opportun. »
Le transfert analysant ne saurait s’ouvrir si l’analyste reste pris dans son savoir acquis, si il n’est pas dégagé d’une tendance à introduire des signifiants à lui, en particulier des signifiants de la théorie. Lacan par sa théorisation de la question du désir met à notre portée un savoir non pas sur les contenus de l’inconscient, mais de sa structure c’est-à-dire en montrant que cette structure interdit tout recours au déjà su (M. Safouan).

Freud dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » parle du devenir analyste en l’associant à ce qu’il appelle une conviction de l’existence de l’inconscient. « La tâche de l’analyste, dit-il, est accomplie si elle apporte à l’analysant la ferme conviction de l’existence de l’inconscient, si elle lui procure lors de l’émergence du refoulé les perceptions de soi habituellement non digne de foi. »

Ce que Freud nous fait entendre, c’est qu’il est vain de vouloir convaincre un sujet de l’existence de l’inconscient car c’est par l’expérience singulière du transfert comme mise en acte de la réalité de l’inconscient que cette conviction se forme.

J’en viens à un autre aspect dont le trait du cas prend acte, c’est celui qu’énonce C. Dumézil dans son texte intitulé Le désir d’analyste en question : « désir d’analyste et non désir de l’analyste pour souligner la nature de fonction de ce désir qui ne saurait être confondu avec un désir de fonction, celle d’occuper la place d’analyste, le désir d’être analyste. »
Ce qui se trouve mis en jeu dans le dispositif nous fait toucher du doigt cette distinction.

La thèse qu’il soutient dans ce texte est la suivante : « le désir d’analyste pose une question spécifique de structure, pourquoi pas psychopathologique, celle sans doute qui amena Freud à découvrir la psychanalyse et, depuis lors, ne cesse de saisir certains d’une passion de l’inconscient incompréhensible pour le plus grand nombre. Cette question du désir d’analyste ainsi posée, non comme achèvement mais comme point de départ dans la structure, centre autrement le débat sur la formation, la transmission et l’invention de la psychanalyse ».

Il s’agit là en effet d’un décentrement, d’un déplacement. Il est mis en mouvement, en tension, dans les trois temps du dispositif (séminaire - cartel - séance publique) et par ce signifiant « Trait du cas » en tant qu’il soutient l’hypothèse d’un trait de structure spécifique, singulier, aux sources du désir d’analyste. Cette hypothèse est une fiction opérante en ce sens où ce trait est du côté du trait d’esprit, de la surprise d’une formation de l’inconscient, de l’éclair d’un effet de vérité à l’occasion par exemple d’une interférence des signifiants de l’analysant avec ceux de l’analyste. C’est-à-dire que d’un point de résistance, qui fait obstacle dans la cure, peut surgir une formation de l’inconscient qui fait relance dans le travail d’élaboration. « Ce sont les points de butée où une structure analyste-en-fonction rencontre sa propre structure d’analysant que met au travail le dispositif du trait du cas. »

Il me vient à l’esprit un parcours dont j’avais parlé lors d’une séance. Une question était apparue lors de deux séminaires à plusieurs années d’intervalle, elle insistait. Elle concernait deux cures de deux patients qui dans leur histoire avaient été adoptés et avaient changé de nom, Cette question avait pris un accent particulier quand il s’était agi pour chacun d’eux de devenir père. Ces deux cures dont j’avais parlé me mettaient en difficulté. Dans l’après-coup de ces séances et des associations des différents participants, certains signifiants ont pris une résonance particulière, « la crainte de l’effondrement », « accompagner », « compagnon », puis à l’occasion d’un rêve est apparu un autre signifiant, celui de « prête nom » qui s’est révélé avoir un écho tout particulier avec mon histoire et avec ce qui m’a fait m’engager dans le choix d’entreprendre une analyse. Ce signifiant a fait trait en passant par une interférence, une rencontre signifiante dans le transfert venant soulever la question des rapports particuliers avec le « nom du père ».

Je conclurai en reprenant ces paroles de M. Safouan, c’était à l’occasion de la journée en hommage à C. Dumézil : « on n’a jamais vu une analyse qui se termine par » Ah ! Maintenant j’ai vu pourquoi j’ai été créé pour être analyste ! » On ne voit pas d’ailleurs pourquoi l’inconscient contiendrait en germe quelque chose qui serait de l’ordre d’une profession…

Devenir analyste est une des options les plus aventureuses qui soient. Aventureuse au sens ou l’inconnu, l’inattendu y sont de mise, ceux des effets constituants de la parole.